LE CAPITALISME COMME RELIGION
Alors que les limites du capitalisme sont en ces temps douloureux de plus en plus difficiles à cacher ou à nier, la remise en cause de ce dernier ne semble toujours pas à l'ordre du jour. Son mouvement, aussi mortifère soit-il, demeure paraît-il, irrépressible. Il est vain de lutter contre la nécessité, il s'agit de se laisser porter, de se soumettre au capitalisme comme au destin qui nous échoit. Cette soumission au mécanisme du marché, que l'on aime à nous présenter comme l'attitude rationnelle par excellence, a cependant des relents païens - ce que Benjamin a su mettre en évidence.
Le capitalisme remplit en effet selon Benjamin la
même fonction que ce que l’on a coutume de nommer religion, offrant une réponse et apaisant « les mêmes soucis, les mêmes tourments et les mêmes
inquiétudes » - ou, imposant à l’homme une
organisation dans laquelle tout va de soi, il endort ses questions, le
cantonnant dans l’immédiateté de la satisfaction, au moins virtuelle. Benjamin
met à jour sa structure religieuse, qui repose sur trois éléments, à savoir le
culte, la durée permanente de ce dernier, et son caractère culpabilisant.
Le
culte constitue entièrement cette religion, de laquelle sont absents dogme et
théologie. Le capitalisme se vit, se pratique, le sens naissant du culte
lui-même. L’absence de transcendance explique cet aspect constitutif du culte.
Ne se référant qu’à lui-même, rejetant toute référence extérieure, il est tel
qu’il se fait, dans l’immanence de son organisation. Les deux mythes que sont
la science et l’histoire, qui construisent leur propre sens, s’intègrent
parfaitement dans ce culte qui refuse tout dogme, nécessairement restrictif.
Dès lors qu’aucune norme n’est établie a priori, l’action ne sera
évaluée qu’en fonction de son utilité : « L’utilitarisme y gagne, de ce
point de vue, sa coloration religieuse ». Tout est acceptable, si cela sert
le capitalisme. L’intérêt exclusivement pratique qu’on lui reconnaît sert cette
thèse selon laquelle il est religion, Benjamin rappelant que c’est ainsi que le
paganisme se rapportait à ses pratiques religieuses. Et le païen comme le
capitaliste, mus par ce même intérêt pratique, sont poussés à rejeter tout
individu s’y opposant comme des êtres inutiles et pesants pour la communauté :
« et que la communauté païenne considérait ceux des leurs qui ne
partageaient pas la même croyance ou n’en partageaient aucune comme des
incapables, exactement comme la bourgeoisie aujourd’hui considère ceux des
siens qui ne gagnent pas d’argent. »
La
religion reposant entièrement sur le culte, « le capitalisme est la
célébration d’un culte sans trêve et sans merci. ». Ellul reconnaissait dans la
sacralisation de la technique cette dualité qui partage la vie entre temps
profane, comme acceptation de l’ordre, et temps sacré, c’est à dire celui de la
transgression. Il observait cependant une certaine confusion entre la technique,
et le sexe qui avait pour fonction de s’en libérer momentanément. C’est cette
confusion que relève Benjamin, considérant pour sa part que le culte ne connaît
aucune rupture : « Il n’y existe pas de « jours ordinaires »
<, > pas de jour qui ne soit jour de fête, dans le sens terrible du
déploiement de la pompe sacrée <, > de l’extrême tension qui habite
l’adorateur. ». Les temps de repos ne sont pas des
temps de transgression, les loisirs que s’offrent les hommes relevant eux-mêmes
du culte. La culture - dont l’étymologie renvoie au culte - participe elle
aussi à cette perpétuelle célébration, ne se distinguant pas de la consommation
ordinaire. Le sport, la fête, les voyages, concourent de la même façon à cette
grande messe. Le capitalisme a pour caractéristique de tout récupérer,
d’attirer en lui tout ce qui chercherait à s’en exclure, à s’y opposer, à créer
à l’extérieur un ordre nouveau. Les jours de fête ne peuvent en effet être des
temps de renversement des valeurs, de consumation, de gaspillage des produits
et richesses fabriqués et accumulés dans la mesure où une telle remise en
cause, même ponctuelle, serait destructrice de l’ordre capitaliste. Si elle a
lieu, c’est par conséquent dans le cadre de la consommation, qui est celui du
culte.
En
troisième lieu le culte est culpabilisant, ce qui fait la particularité du
capitalisme, le culte se caractérisant d’ordinaire par sa fonction expiatoire.
Le capitalisme ne cherche en effet pas la rédemption, mais entraîne l’homme
vers la catastrophe : « Ce que le capitalisme a d’historiquement inouï
tient à ce que la religion est non plus réforme mais ruine de l’être. ». La religion ne nourrit plus
l’espoir de l’homme, mais l’enfonce dans le désespoir, le seul salut pouvant
être attendu n’étant pas dans une renaissance, mais dans la mort. Cet élan
culpabilisant ne concerne pas seulement les « prêtres», qui prêchent
pour ce monde dans lequel on ne peut plus vivre. Il pénètre chaque homme, dans
la mesure où il rend impossible tout perspective de salut collectif :
« Les « soucis » sont l’index de cette conscience coupable de
l’absence d’issue. Les « soucis » naissent dans la peur qu’il n’y ait
pas d’issue, non pas matérielle et individuelle, mais communautaire. ». La pauvreté elle-même n’échappe pas
à la culpabilité. Il ne suffit pas de s’aménager une bulle dans laquelle on
s’isole, cherchant dans sa solitude spirituelle et indifférente à l’argent son
propre salut. Une religion qui entraîne le monde entier à sa perte rend
impossible tout retrait salvateur, car la rédemption est celle de la communauté
ou n’est pas.
Il s’agit dès lors pour chacun de nous de s’interroger sur sa
foi… et, peut-être, d’affirmer son athéisme en brisant, par la question du sens,
le cadre étriqué et étouffant du droit et de l’économie qui fonde le système
libéral.
Cf. W. Benjamin, Fragments, trad. fr. C. Jouanlanne et J.F. Poirier, Paris, PUF, 2001, p.110-113.