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A l'encre de ma bougie
26 février 2009

LE MOINDRE MAL COMME ULTIME JUSTIFICATION

Mich_a                                                  Dans son essai L’Empire du moindre mal Jean-Claude Michéa pointe l’absence d’humanité constitutive du libéralisme. Il revient en effet sur la distinction convenue entre le libéralisme culturel et politique né avec les Lumières, et le libéralisme économique ravageur que nous connaissons aujourd’hui : « Je soutiens, en effet, que le mouvement historique qui transforme en profondeur les sociétés modernes doit être fondamentalement compris comme l’accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu’il s’est progressivement défini depuis le XVIIème siècle et, tout particulièrement, depuis la philosophie des Lumières. Cela revient à dire que le monde sans âme du capitalisme contemporain constitue la seule forme historique sous laquelle cette doctrine libérale originelle pouvait se réaliser dans les faits. » (p. 14)

Afin de prendre toute la mesure de cette thèse, revenons à cette définition que Lévinas donne du libéralisme en opposant ce dernier à la philosophie de l’hitlérisme : « Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l’esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l’homme et le monde, rendant impossible l’application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de l’esprit en dehors du monde brutal et de l’histoire implacable de l’existence concrète. Elle substitue au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. »[1] Le libéralisme correspond à cette virginité comme possibilité de nouveauté radicale, c'est-à-dire de rupture par rapport à l’histoire dont l’élan peut être brisé, de rupture par rapport à l’être dont le déterminisme peut être dépassé. L’homme est autonome, contraint par des lois qu’il a lui-même édifiées. Si son corps en subit d’autres, ces dernières ne touchent pas ce qui fait le fond de son être.

Lévinas reconnaît cependant comme possibilité inhérente à la pensée libérale l’attitude consistant à se détourner de l’esprit : « Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental – nous l’avons souligné – c’est la distance qui sépare initialement l’homme et le monde d’idées où il choisira sa vérité. Il est libre et seul devant le monde. Il est libre au point de ne pas franchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilité fondamentale de l’esprit occidental. »[2] L’homme est libre de toute appartenance avant d’accomplir ses propres choix. Libre de toute valeur, de tout idéal, de toute histoire, de toute référence transcendante, il peut cependant se sentir perdu et chercher un ancrage, un attachement qui lui préexiste. C’est en cela que Lévinas interprète comme possibilité essentielle de la pensée occidentale la philosophie de l’hitlérisme – cette dernière offrant à l’homme l’appartenance qui lui manque en reconnaissant sa vérité dernière au plus profond de son corps, là où il retrouve son histoire. L’homme, effrayé devant le vide que représente une liberté qu’il ne se sent pas en mesure d’utiliser pour accomplir sa propre voie, s’abandonne aux déterminismes qui l’allègent du poids de sa conscience.

Or, pour Michéa, cette distance entre la conscience et le monde n’engendre pas seulement un risque d’abandon au déterminisme, elle met en place un mécanisme déshumanisant. Afin de garantir la liberté de la conscience face au monde, la logique libérale se refuse en effet à fonder la société sur un ensemble de valeurs. Elle met en revanche en place les structures impersonnelles du Droit et du Marché afin de préserver la neutralité de la société et la liberté de conscience de chacun. Ce n’est dès lors pas le partage d’idéaux qui réunit les hommes, mais la garantie d’être libre de choyer dans l’isolement de la sphère privée les valeurs qui leur conviennent. Cependant, comment l’individu intégré dans cette neutralité faite système peut-il être en mesure de faire ses propres choix spirituels ? Comment l’individu peut-il trouver dans la solitude de ses convictions auto-partagées le sens, celui de son existence, celui du monde, celui de son histoire individuelle croisant celle du monde ? Comment le sens, éclaté entre autant d’individus dissuadés de mettre en commun en dehors du Marché, peut-il être préservé ?

A cette question, le libéralisme répond par la liste des systèmes meurtriers qui l’ont précédé – et pointe de lui-même en quels termes se pose pour cette idéologie la question de la société : la mort, ou la vie. Quant à savoir de quelle vie il s’agit…

Selon Michéa en effet il y a, à l’origine du postulat libéral, la lassitude de la guerre : « La crainte de la mort violente, la méfiance envers les proches, le rejet de tous les fanatismes idéologiques et le désir d’une vie enfin tranquille et pacifiée, tel semble donc être, en dernière instance, l’horizon historique réel de cette nouvelle « manière d’être » que les Modernes ne vont plus cesser, dorénavant, de revendiquer. » (p. 27). Il ne s’agit donc pas tant de créer les conditions nécessaires à l’accomplissement spirituel et éthique de l’individu, que de mettre en place une société dans laquelle la vie, ou la survie, est préservée. Car de cette sécurité et des structures qui la garantissent, le « reste » découlera. Il ne s’agit donc plus d’en appeler à la vertu des sujets, mais de reconnaître leur égoïsme fondamental, et de laisser faire le mécanisme qui engendrera de lui-même une société pacifique et solidaire.

Ce lien entre naissance du libéralisme et volonté d’une vie sécurisée renvoie aux analyses de Giorgio Agamben qui date lui-même la naissance de la Modernité de l’entrée de la vie nue dans la sphère politique. Ce qui est en cause, c’est la réduction de l’homme, du citoyen, à un être vivant, qui n’a d’autre ambition que celle de vivre encore demain, mais qui n’a dès lors pas d’autres droits que celui-là : survivre.

Le libéralisme a voulu libérer la conscience, c’est en ce sens que Lévinas le défend contre toute réduction de la conscience à l’être. Pourtant, ainsi que le suggère Michéa dans son essai, ce n’est peut-être pas tant la liberté de la conscience que le libéralisme a garantie dans les faits, mais le bien-être du corps par des mécanismes qui, s’ils devaient garantir l’épanouissement de la conscience, l’ont, sans totalitarisme, vidée petit à petit de sa substance. « L’Empire du moindre mal » a manqué d’ambition. Michéa nous appelle à en avoir à nouveau.

 



[1] E. Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Payot et Rivages, 1997, p. 11.

[2] Ibid., p. 13.

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M
A lire également "Impasse Adam Smith" de J.C Michea, qui ne fait pas que dénoncer le capitalisme triomphant mais se charge également de pointer du doigt et à juste raison cette infamante gauche bien-pensante nourrie d'intellectuels aux opinions moisies et autres people en mal d'être.
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